Deuxième segment :
C’était un étrange reflet, l’un de ceux qui communiquent plus qu’une simple information factuelle. Le reflet était le fondement de la vue, la réflexion de la lumière sur chaque objet, matériaux, individu, milieu. Un flux issu d’une source, reflété sur une quelconque surface pour parvenir jusqu’à notre œil. Une simple information physique, un objet factuel.
Et pourtant, de ce phénomène dénué de la moindre poésie, de la moindre émotion, de la moindre connotation anthropomorphique, vont naître des sources d’inspirations profondes et uniques. La pureté d’un reflet blanc dont aucune couleur ne fut ravie, la terreur primale du noir cruellement vidé de ses pigments, les enchevêtrements artistiques dont les nuances fondèrent le Beau de l’inconscient collectif.
Ou tout simplement le désespoir et le vide de ce petit éclat, de cet étrange reflet associé à la réfraction caractéristique de l’eau. Une goutte qui venait s’écraser sur son front, inlassablement, toutes les huit secondes. On aurait dit une larme, comme si le Bloc lui-même sanglotait.
Ses yeux, rougis d’avoir trop pleurés, convergeaient et scrutaient chacune de ces gouttes, comme pour trouver dans leur cœur un autre de ces souvenirs d’un temps heureux, d’un temps innocent, un temps avec un avenir. Mais il n’y avait que la nostalgie et la mélancolie à y contempler.
On ne tombait pas malade, jamais. Jamais. Il y avait des morts, des accidents, surtout parmi les manutentionnaires, mais on ne tombait pas malade, jamais. La Pureté était plus qu’une idéologie, elle était un mode de vie, une science, une religion. Bactéries, germes, virus, de lointains souvenirs d’un temps primitif, d’avant le Grand Plongeon. Des générations de scientifiques, d’ingénieurs, de médecins et de penseurs avaient mobilisés leur savoir, leur intelligence, leur créativité, à cette quête.

Le Bloc n°5 était plus que propre, il était pur. On ne tombait pas malade, jamais.
Alors comment avait-elle pu en arriver là ? Allongée sur le sol, à contempler une goutte d’eau glacée qui s’écrasait sur son front en explosant comme autant de rêves fracassés ? Seule, avec l’acier, le verre et la rouille comme seuls compagnons, comme seule famille. Qu’allait-elle bien pouvoir faire ?
Il n’y avait nulle part où aller, aucune maison ou rentrer, aucun refuge ou fuir… à l’exception des rêves et des souvenirs.
«Madame ?»
«Ne m’appelle pas madame…»
Pourtant qu’elle se sentait vieille… quel âge déjà ? vingt-deux, vingt-trois ans à tout casser ? Ou déjà vingt-quatre ? Pas tant que ça au fond… et pourtant…
«Excusez-moi… les représentants des guildes sont là…»
«Je veux rester seule.»
«Mais madame…»
«Ne m’appelle pas madame.»
«Je… vais leur demander de repasser demain.»
Elle ne répondit pas, acceptant silencieusement ce compromis. Elle ne voudrait pas les voir demain non plus, ni après-demain, ni jamais.
Sa main se resserra, froissant légèrement le papier officiel qui s’y trouvait :
‘La commission sanitaire extraordinaire du 19-05-34 convoquée par le 219ème parlement du bloc n°5, avec l’assentiment bienveillant des Emissaires, dans le cadre de la crise de la pandémie 7D-01, déclare par la présente Syl Loomaker pure de toute infection.’
On ne tombait pas malade, jamais… un pale mensonge auquel elle avait longtemps cru, une illusion insuffisante pour se protéger, une maigre compensation pour ceux qui survivaient.
Story by Dassaïd ©2013-2015 BrokenTale, pour l’album BrokenLand.